« Jusqu’à la
ceinture dans le grand marais ».
Roma, Sinti et Yéniches
en Suisse, quelques aspects d’une persécution de longue durée
par Thomas Huonker, FNRS, Zurich[1]
En Suisse, comment
les Yéniches, Sinti et Rom ont-ils été traités ? Les informations dont
nous disposons sont très inégales. Mais ce qui frappe dans cette histoire, en
Suisse, pour ces groupes ethniques, c’est le fait qu’il ne leur était vraiment
pas facile d’exister. La Suisse avait
été le premier État d’Europe à interdire la présence des Tsiganes,
appelés les « Zeginer » ou les « Heiden » (les « Païens »),
dans les cantons primitifs. Une décision a ainsi été prise à Lucerne, en 1471,
par l’assemblée législative de ce temps-là, la « Tagsatzung »[2].
Elle interdisait d’« héberger ou [de] loger » les
nomades. Cette politique de défense contre les Rom, dont les premiers groupes,
venant de l’Europe du Sud-Est, et de l’Inde quelques siècles plus tôt, étaient
arrivés en Suisse vers 1418, allait persister pendant exactement cinq cent ans.
Il n’y a en effet guère un peu plus d’une trentaine d’années, en 1972, que les
autorités suisses ont fini par renoncer à cette interdiction de séjour et de
transit pour les Rom, Sinti, Manouches, etc., sur leur territoire.
Cette posture
défensive permanente à l’égard de ce groupe ethnique, et de ses divers
sous-groupes, trouvait son origine dans une série de représentations qui les
diabolisaient. Elles s’observaient et étaient diffuses dans de nombreux autres
pays, pesant lourdement sur la vie quotidienne des Rom. En 1525, par exemple,
les autorités fribourgeoises avaient capturé et torturé un Rom. Sous la
torture, les magistrats lui avaient fait avouer à peu près tout ce qu’ils
souhaitaient. Il déclara par exemple que tous les Rom étaient des assassins et
des malfaiteurs et qu’ils formaient une société secrète. Pour les autorités de
l’époque, il n’y eut aucun doute, un tel malfaiteur méritait la mort !
Mais le pire
devait encore arriver. Ainsi, les délégués du Canton de Schwytz ont-ils déclaré
à la Diète de 1574, à Baden, que ces
païens étaient tous des voleurs, et leurs femmes toutes des sorcières. Ce qui
devait inaugurer une nouvelle politique envers les nomades. Jusque-là, en
effet, on les capturait, on les torturait, on leur brûlait un stigma sur le
corps et on les chassait hors de Suisse. Seuls ceux qui étaient repris une
seconde fois étaient tués, soit pendus, roués ou décapités, par l’autorité
juridique. Cette séance de la Diète de 1574 inaugura par contre une nouvelle
stratégie contre les Rom, celle de l’extermination. L’autorité fédérale ordonna
donc que chaque canton prenne les mesures nécessaires pour éliminer ces gens.
Cependant, les délégués de Schwytz signalèrent à leurs compatriotes que ces
« Zegyiner » se cacheraient tellement bien dans les montagnes qu’il
serait assez difficile de les trouver.
Dans les faits,
les autorités suisses laissèrent souvent la vie sauve à ceux qui étaient assez
forts pour être vendu aux galères des rois de France, de Savoie ou aux
républiques de Venise ou de Gênes.
Le système d’identification
des nomades chassés hors de la Suisse au moyen de marques brûlées sur la peau,
de coupures sur les oreilles ou d’autres mutilations similaires fut aussi
combiné avec des listes nominatives de nomades. Elles incluaient les femmes et
les enfants.
Certains
fonctionnaires, comme ceux de Bâle, dessinaient à la main une croix ou d’autres
symboles, comme des petits gibets, dans ces listes qui ont été parfois
conservées sous forme de livres imprimés.
Pour la période
plus récente, l’espoir de l’historien quant à une évolution positive de cette
politique de tolérance-zéro envers les nomades grâce au triomphe des idées
libérales - liberté, égalité, fraternité - en Helvétie, après la chute des
institutions d’Ancien Régime à Berne, Bâle, Lucerne, Soleure, Fribourg etc.
n’est que très partiellement confirmé par les sources.
La République, une
et indivisible, sous les couleurs rastafari (les couleurs du drapeau de la
République helvétique étaient le jaune, le rouge et le vert), mit certes fin à
la torture, ce qui constitua sans doute un grand progrès pour les Tsiganes. En
outre, à condition de payer une somme dûment établie, le droit d’être citoyen
suisse, dès 1798, s’étendit, au moins en théorie, à chaque homme chrétien
vivant en Suisse et de bonne réputation, ce qui incluait en principe les
nomades qui voulaient devenir des citoyens sédentaires. Mais la notion de
réputation ne manqua pas de poser problème, de même que les sommes qu’il
fallait payer pour devenir suisse. Cela dit, il semble quand même que quelques
vanniers, rémouleurs et colporteurs réussirent à devenir des citoyens. Alors
que d’autres se retrouvèrent contre leur gré, comme autrefois, soldats des
armées françaises, cette fois sous Napoléon 1er. La plus grande
partie de la population nomade présente en Suisse poursuivit par conséquent sa
vie clandestine et hors-la-loi dans les marais et les forêts.
Au cours du XIXe
siècle, la situation sociale effective des nomades en Suisse fut peut-être pire
que jamais. Dans les cantons régénérés, les gibets et les bourreaux avaient
enfin disparu, mais il y avait par contre de plus en plus de policiers - la
plupart des corps de police suisses ayant été constitués au début de ce siècle.
Et au cours des crises frumentaires des années 1817 et 1847, les vanniers, rémouleurs,
colporteurs ou musiciens nomades furent évidemment les premiers à perdre leurs
moyens de survie. De plus, de nouvelles théories prétendument scientifiques
virent le jour qui proposaient d’en finir avec ce genre d’hommes. Suivant les
pratiques de l’Absolutisme en France et en Autriche, mais en combinaison avec
certaines idées pédagogiques, on séparait aussi les enfants des nomades qui
étaient capturés de leurs familles, pour les transformer, sous des noms
d’emprunt, en des individus conformes aux valeurs sédentaires. En 1825, à
Lucerne, suite à un procès concernant la mort (restée obscure) d’un politicien
anticlérical, toute une grande famille nomade fut mise en prison. Clara Wendel,
la plus connue de la famille, confessa chaque crime dont elle était accusée par
les procureurs. Elle finit ses jours dans la clinique psychiatrique lucernoise
de St. Urban. Les enfants de ce groupe furent alors placés séparément dans de «
bonnes familles » sous l’égide de la Société suisse d’utilité publique.
Quelques-uns de ces « Gaunerkinder »[3],
comme on les appelait à Lucerne, furent placés en Romandie. On retrouve par
exemple l’un d’entre eux dans un pensionnat d’Estavayer-le-Lac sous son nouveau
nom de Sébastien Freund. Dans des lettres conservées aujourd’hui aux Archives
d’État de Lucerne, ces enfants déploraient la séparation de leurs familles et
cherchaient à retrouver leurs parents, frères et sœurs.
Sébastien Freund,
enlevé de sa famille à l’âge de 4 ans, écrivit ainsi aux autorités lucernoises,
le 7 février 1842, alors qu’il avait juste 20 ans : « Je vous prie de me bien expliquer
comment mon père et ma mère sont morts s’ils sont morts ou s’ils existent
encore, où ils sont, ce qu’ils font », en ajoutant que ces questions « me
tourmentent sans cesse ».[4]
Dans une
circulaire du 25 mai 1843, le Conseil d’Etat de Neuchâtel évoquait de son
côté :
« Une bande
assez considérable de ces malheureux vagabonds connus en Suisse sous le nom de
heimatloses et qui, chassés de lieu en lieu par les polices des Cantons
orientaux, sont entrés sur notre territoire dans la nuit du 30 avril au 1er
Mai sous la direction de la Gendarmerie bernoise. C’est pour la première fois,
fidèles et chers Confédérés, que les yeux de notre population et les nôtres
étaient frappés du pénible spectacle que nous a offert la vue de ces
infortunés. »[5]
Le secrétaire de
la Direction de la Police centrale de Neuchâtel, un certain A. Favre, ajouta à
cette circulaire du 25 mai le protocole de son interrogatoire du 27 juin 1843.
Il concernait quelques membres de ce groupe de vanniers qui avait été chassé
par les polices de plusieurs cantons. Le vannier Jacob Reichenbach y raconte la
vie quotidienne de sa famille pendant un mois :
« Jacob
Reichenbach […] a été amené à la direction le 13
courant, de la Borcarderie, ainsi que sa femme et ses six enfants, par les
soins de particuliers bienveillants qui ont fourni un char pour les transporter
à Neuchâtel.
D(emande). Où
il a été depuis le 8 mai dernier […] ?
R(éponse). Que
déjà ce même jour il a été arrêté par des gendarmes vaudois et
fribourgeois ; ainsi que la famille Waible, et qu’on les a fait coucher à
Coudrefin.
D. Ce qu’il est
devenu le lendemain ?
R. Que les
gendarmes l’ont conduit en bateau sur le territoire bernois à travers la Broie
; qu’il est allé sur le grand marais, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture ;
qu’il a dû faire six voyages successifs d’une demi lieue pour porter sur son
dos chaque de ses enfants à travers les eaux qui recouvraient le marais.
D. Où ils ont
couché cette seconde nuit ?
R. Sur le marais ;
qu’étant tout mouillés, qu’ils ont fait du feu pour se sécher, mais que déjà le
même soir un gendarme bernois est revenu à quatre heures du matin pour leur
donner l’ordre de partir, ne pouvant les conduire lui-même, vu la quantité
d’eau qu’il avait sur les marais ; qu’alors ils se sont dirigés du côté de
Chiètres, et qu’ils ont couché dans le grand marais sur le territoire
fribourgeois.
D. Ce qui leur
est survenu le quatrième jour ?
R. Que les deux
gendarmes de Chiètres sont arrivés de grand matin et les ont refoulés sur le
marais bernois ; qu’ils y sont resté jusqu’à la nuit, n’ayant rien à
manger ; et qu’ils ont profité de l’obscurité pour se diriger du côté de
Laupen, où ils ont couché dans une forêt.
D. Ce qu’il se
rappelle du cinquième jour ?
R. Que comme il
faisait mauvais temps, que son enfant
était malade, et que lui-même était indisposé, il est resté deux jours à la
même place ; que là Waible et sa famille l’ont quitté pour aller plus
loin.
D. Ce qu’il est
devenu le huitième jour ?
R. Qu’un gendarme
fribourgeois l’a arrêté et reconduit sur la frontière bernoise du côté de
Chiètres ; qu’il s’est rendu à Chiètres, pour y consulter un médecin au
sujet de son enfant ; et que comme il revenait, le gendarme l’a de nouveau
arrêté et reconduit avec sa famille sur les marais bernois ; qu’ils y sont
couchés jusqu’ à près de minuit ; et qu’ensuite ils se sont dirigés du
côté d’une forêt non loin d’Anet.
D. Ce
qu’il a fait ce neuvième jour (17 mai) ?
R. Qu’il a pu
rester tranquille pendant plusieurs jours dans les forêts.
D. De quoi il
vivait pendant ce temps ?
R. Du produit
de quelques paniers qu’il faisait et que sa femme allait vendre dans les
villages, tout en demandant des pommes de terre et du lait des paysans.
D. Où il a été
dès lors ?
R : Que
les gendarmes bernois l’ont conduit de Cerlier à travers le lac ; après
huit heures du soir, sur le territoire neuchâtelois aux environs du
Landeron ; qu’il a couché au bord du lac. Ce devait être le 1er juin, vu que le gendarme Marindaz les a
arrêté le 2 et a voulu les conduire au pont de Thielle, où ils ont été refusés
par le M. Stouky, ce qui a engagé Marindaz à leur faire passer la frontière du
côté de la Neuveville. Ils ont logé à l’hôpital de cette dernière ville, la
nuit du 2 au 3 juin, et ont été conduits le lendemain matin sur ce pays à
travers la montagne. Le gendarme de Lignières les a arrêtés le soir du même
jour et les a reconduits le lendemain 4 courant, du côté de Prêles. Le même
jour ils ont déjà été arrêtés par le gendarme de Nods, et ont été refoulés sur
ce pays à une certaine distance du village de Lignières. Le soir ils sont
retournés d’eux-mêmes dans le canton de Berne et se sont dirigés du côté du
Val-de-St-Imier, où ils ont été arrêté deux fois par la gendarmerie
bernoise que les a reconduits sur les frontières de ce pays. Enfin ils
sont venus à travers les Montagnes du Val-de-Ruz jusqu’à la Borcarderie, d’où
on les a amenés le 13 courant à la Direction. »[6]
Au cours de cette
même année 1843, les Confédérés eurent à débattre d’un nouveau concordat
concernant les « heimatloses » (un terme bien connu en allemand après
le livre d’Hector Malot[7]).
Ils eurent à choisir entre un principe de tolérance (mettant fin à la chasse
policière), l’inclusion d’une partie au moins de cette population en tant que citoyens,
la déportation de tous ces gens pour aider la France à coloniser l’Algérie ou
encore leur utilisation pour cultiver les marais entre les lacs de Neuchâtel,
Bienne et Morat.
L’instauration
d’un régime radical-libéral moderne en Suisse, seul pays d’Europe qui modifia
ses institutions à la suite des révolutions de 1848, eut d’emblée des
conséquences pour les « heimatloses » avec la loi fédérale de décembre
1850. Elle obligeait les cantons et les communes à accepter les nomades suisses
comme des citoyens, sauf ceux qui seraient considérés comme des étrangers après
une enquête du procureur fédéral. Ceux-là, on les refoulerait hors de Suisse,
quitte à briser des liens familiaux, qui n’étaient de toute façon même pas
régularisés par le mariage, puisque les « heimatloses », les
sans-papiers de l’époque, n’avaient pas de droits, pas même celui de se marier.
Par une procédure minutieuse, recourant aux premiers photographies policières
et à de longues interrogatoires, le procureur fédéral analysait minutieusement
les liens éventuels des nomades avec des cantons ou des communes spécifiques.
Le cas échéant, les cantons ou les communes sollicités n’acceptaient de
nouveaux concitoyens qu’à contre-cœur, faisant preuve d’une résistance
juridique de longue durée, en recourant au Tribunal fédéral et en essayant,
souvent avec succès, de forcer les indésirables à l’émigration vers l’Amérique.
Des membres des familles nomades suisses ont ainsi dû attendre d’être acceptés
comme citoyens suisses jusqu’en 1916, plus de soixante ans après la loi de
1850.
La
Constitution fédérale et son libéralisme, avec l’introduction en 1848 du droit
de transit et de libre circulation sur tout le territoire suisse pour les
Tsiganes, s’est heurtée aux traditions et à la résistance des corps de polices
cantonaux. Les cantons parvinrent ainsi, en 1888, à mettre fin à cette période
de relative tolérance et à faire fermer les frontières pour les Rom,
Sinti, Manouches et Yéniches étrangers. En 1906, une loi suisse fut même
adoptée pour interdire le transport de Tsiganes par voie ferroviaire ou par des
bateaux à vapeur.
En
1913, la procédure standard à l’encontre des Rom, Sinti, Manouches ou Yéniches
étrangers qui étaient entrés clandestinement en Suisse était la suivante :
on séparait les familles, moment particulièrement
traumatisant, en isolant les hommes dans le pénitencier de Witzwil - où l’on
colonisait des marais. Les femmes et les enfants étaient placés dans des homes
de charité, par exemple de l’Armée du salut à Genève.
Comme
les autorités le reconnaissaient ouvertement, ces mesures avaient été prises
pour mieux dissuader et mieux identifier les Tsiganes. La police fédérale et
les polices cantonales tenaient un registre de Tsiganes avec photographies,
empreintes digitales, en coopération avec le registre de Tsiganes de la police
de Munich et, dès 1923, avec Interpol.[8]
Pendant
les douze années du régime nazi en Allemagne, qui allait pratiquer
l’extermination de tous les Tsiganes d’Europe que les bourreaux purent
capturer, ce qui fit un demi-million de morts parmi ce groupe de victimes du
régime hitlérien, la Suisse a maintenu cette fermeture des frontières, ainsi
que sa coopération avec Interpol, transféré en 1940 de Vienne à Berlin et
presidé par Heydrich, élu avec les voix des délégués suisses[9].
Ainsi, aucun Tsigane cherchant à échapper à l’extermination n’a été accepté
comme réfugié en Suisse. Il n’y eut que de très rares exceptions, comme ces
trois familles sinti arrivées plus tôt, dans les années 1920, de l’Italie et de
la France, que les autorités suisses ne parvinrent pas à refouler dans ces
pays, puisqu’ils étaient tout de suite aussi radicalement renvoyés en Suisse,
ce qui donna même lieu à de véritables batailles entre la milice fasciste
italienne et la police suisse[10].
Le cas tragique du jeune Sinto allemand Anton Reinhardt, qui cherchait à se
sauver en Suisse en traversant le Rhin à la nage en août 1944, est typique.
Évadé de l’hôpital de Waldshut, où la Gestapo et les médecins préparaient sa
stérilisation forcée, il parla ouvertement aux autorités suisse de sa peur
d’être déporté à Auschwitz. À cette date (août-septembre 1944), on connaissait
bien sûr clairement le destin des déportés. Mais les autorités suisses le
firent quand même refouler en Alsace, alors encore occupée par les Allemands.
La police allemande arrêta Reinhardt et le mit dans le camp de concentration de
Natzweiler-Struthof. Il parvint à s’enfuir une nouvelle fois, mais un groupe de
SS l’arrêta, alors qu’il avait dix-sept ans, et le fusilla quelque jours avant
la fin de la guerre[11].
La
fermeture des frontières suisses pour tous les Tsiganes, et tous ceux que les
douaniers ou la polices identifiaient comme tels, s’est poursuivie jusqu’à
1972. Les protestations de quelques diplomates ou journalistes étrangers,
informés par des Rom de cette discrimination, n’ont pas ébranlé cette tradition
suisse de très longue durée.
De
la même manière, les méfaits de « l’œuvre
d’aide aux enfants de la grand-route » se sont prolongés à l’encontre des Yéniches jusqu’en 1973, moment des
interventions de Sergius Golowin et Hans Caprez. Cette « œuvre d’aide », organisée dans le
cadre de la Pro Juventute, aura enlevé, de 1926 à 1973, au moins 619 enfants,
retirés à leurs familles pour être placés dans des familles sédentaires, dans
des homes et des institutions comme Bellechasse, à Fribourg, où les jeunes
Tsiganes étaient forcé de cultiver les marais de la région. Cette opération fut
planifiée de façon précise, avec des généalogies et des listes complètes des
familles yéniches présentes dans le pays[12].
Lorsqu’on
étudie rétrospectivement cette opération de destruction systématiques des
familles yéniches en Suisse, le comble du cynisme est sans doute atteint par le
fait que le fondateur de « l’œuvre
d’aide aux enfants de la grand-route », qu’il a dirigée de 1926 à 1958, un
certain Alfred Siegfried qui fut tuteur de centaines d’enfants yéniches,
n’était pas n’importe qui. En effet, deux ans auparavant, en 1924, il avait été
licencié du service scolaire du lycée de Bâle pour cause d’abus sexuel commis
contre des élèves[13].
Son successeur à la tête de « l’œuvre»,
le psychologue Peter Döbeli, allait être lui aussi condamné, en 1959, pour les
mêmes raisons, mais il devra quitter son poste[14].
Enfants enlevés de force à leurs familles afin de leur retirer tout contact avec leur culture d’origine, femmes stérilisées à leur insu, telles sont les réalité de la politique suisse à l’égard des Tsiganes qui ont mené, en 1986, le président de la Confédération Alphons Egli à présenter des excuses officielles et à engager une - modeste - procédure d’indemnisation.
Après cette action dévastatrice, masquée jusqu’en 1973 sous les traits pernicieux d’une organisation caritative, les Yéniches, Sinti et Roma de Suisse sont enfin parvenus à se doter d’organisations légales. La première de ce genre, la « Radgenossenschaft der Landstrasse », a été fondée en 1975 et publie depuis lors son journal, « Scharotl » - ce qui signifie « roulotte » en langue Yéniche. En novembre 2003, la « Radgenossenschaft » a mis sur pied un centre de documentation de la culture yéniche à Zurich[15]. En 1997-1998, les Rom vivant en Suisse ont également fondé leur propre organisation. Quant à la reconnaissance de ces groupes comme minorités, la disponibilité des ressources et subventions, leur intégration dans la vie politique, leur scolarisation etc., il nous faut bien constater qu’ils restent toujours marginalisés et qu’ils vivent souvent dans des situations de discrimination directe ou indirecte. Cependant, il faut espérer que les Yéniches, Manouches et autre groupes tsiganes, en particulier les millions de Rom qui se trouvent dans l’Europe des l’Est, sont sur la voie d’une meilleure reconnaissance et du respect de leurs droits en tant que personnes humaines.
[1] Thomas Huonker, * 1954, historien à
Zurich, auteur de plusieurs livres, responsable du projet de recherche du fonds
national suisse No. 4051-69207 « En route entre persécution et
reconnaissance. Formes et vues d’inclusion et d’exclusion des Yéniches,
Sinti et Rom en Suisse de 1800 à nos jours ».
e-mail : thomas.huonker@spectraweb.ch
website: www.thata.ch
[2] « Issu du latin dies (« jour »),
comme l’italien dieta, le mot diète s’utilise depuis 1500 pour des assemblées
fédérales, mais aussi pour celles de certains cantons ou ligues. Il
s’explique par le fait que la réunion est fixée pour tel jour ; on retrouve
cette idée dans les termes allemands de Tagsatzung (littéralement « fixation
d’un jour »), Tagleistung ou Tag, qui apparaissent à la fin du XVe s.
et s’imposent au XVIIe s. Encore employé de nos jours en
Autriche, le mot Tagsatzung a aussi pu désigner dans la première moitié du XIXe s.
un Parlement cantonal (Kantons-Tagsatzung) ». Extrait de l’article « Diète
fédérale » du Dictionnaire historique de la Suisse,
www.lexhist.ch/externe/protect/francais.html.
[3] « enfants fourbes »
[4] Archive de
l’Etat Lucerne, AKT 24/58 C.3
[5] Archive de
l’Etat Lucerne, AKT 24/58 B.2
[6] Archive de
l’Etat Lucerne, AKT 24/58 B.2
[7] Son livre Sans
famille a été publié en allemand sous le titre Heimatlos.
[8] Laurent Greilsamer, Interpol. Policiers
sans frontières, Paris, Fayard, 1997, surtout le chapitre « La
chasse aux tziganes, pp. 12ff. ; Thomas Huonker et Regula Ludi, Roma,
Sinti und Jenische. Schweizerische
Zigeunerpolitik zur Zeit des Nationalsozialismus, Zürich, Chronos Verlag, 2001, pp.41-50.
Cet ouvrage qui n’a malheureusement pas été traduit en français constitue
le volume 23 des rapports de la Commission Indépendante d’Experts
Suisse-Deuxième Guerre mondiale. Voir le site
www.uek.ch/de/publikationen1997-2000/romasint.pdf.
[9] Ibid., pp.48ss.
[10] Ibid., pp.72-791.
[11] Ibid., pp.81-84.
[12] Sylvia
Thodé-Studer, Les Tsiganes suisses, la marche vers la reconnaissance,
Lausanne, Réalités sociales, 1987 ; Marielle Mehr, Âge de pierre,
Paris, Aubier-Montagne, 1987 ; Thomas Huonker, Fahrendes Volk -
verfolgt und verfermt. Jenische
Lebensläufe, Zurich,
Limmat Verlag, 1987. Cet ouvrage contient dix interviews de Jenisches placés
hors de leur famille par l’« Œuvre d’aide » ; Laurence Jourdan, « Chasse aux Tsiganes
en Suisse », Le
Monde Diplomatique, octobre 1999, p.8 ; Walter Leimgruber, Thomas
Meier et Roger Sablonnier, L’œuvre
des enfants de la grand-route, Berne, Archives fédérales, 2000 ;
Bernadette Kaufmann, Enfants
dans la tourmente. Résumé de l’étude historique « L’œuvre des Enfants de la
grand-route », édité sur mandat de l’Office fédéral de la culture,
Lausanne, Éditions ÉÉSP, 2003.
[13] Thomas Huonker et Regula Ludi, Schweizerische...,
op.cit., p.43.
[14] Thomas Huonker, Fahrendes Volk...,
op.cit., p.244.