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(Article paru dans "Le cartable de CLIO", No.4/2004, Lausanne, p.130-136)


« Jusqu’à la ceinture dans le grand marais ».

Roma, Sinti et Yéniches en Suisse, quelques aspects d’une persécution de longue durée

par Thomas Huonker, FNRS,  Zurich[1]

En Suisse, comment les Yéniches, Sinti et Rom ont-ils été traités ? Les informations dont nous disposons sont très inégales. Mais ce qui frappe dans cette histoire, en Suisse, pour ces groupes ethniques, c’est le fait qu’il ne leur était vraiment pas facile d’exister. La Suisse avait  été le premier État d’Europe à interdire la présence des Tsiganes, appelés les « Zeginer » ou les « Heiden » (les « Païens »), dans les cantons primitifs. Une décision a ainsi été prise à Lucerne, en 1471, par l’assemblée législative de ce temps-là, la « Tagsatzung »[2]. Elle interdisait d’« héberger ou [de] loger » les nomades. Cette politique de défense contre les Rom, dont les premiers groupes, venant de l’Europe du Sud-Est, et de l’Inde quelques siècles plus tôt, étaient arrivés en Suisse vers 1418, allait persister pendant exactement cinq cent ans. Il n’y a en effet guère un peu plus d’une trentaine d’années, en 1972, que les autorités suisses ont fini par renoncer à cette interdiction de séjour et de transit pour les Rom, Sinti, Manouches, etc., sur leur territoire.

Cette posture défensive permanente à l’égard de ce groupe ethnique, et de ses divers sous-groupes, trouvait son origine dans une série de représentations qui les diabolisaient. Elles s’observaient et étaient diffuses dans de nombreux autres pays, pesant lourdement sur la vie quotidienne des Rom. En 1525, par exemple, les autorités fribourgeoises avaient capturé et torturé un Rom. Sous la torture, les magistrats lui avaient fait avouer à peu près tout ce qu’ils souhaitaient. Il déclara par exemple que tous les Rom étaient des assassins et des malfaiteurs et qu’ils formaient une société secrète. Pour les autorités de l’époque, il n’y eut aucun doute, un tel malfaiteur méritait la mort !

Mais le pire devait encore arriver. Ainsi, les délégués du Canton de Schwytz ont-ils déclaré à la Diète de 1574,  à Baden, que ces païens étaient tous des voleurs, et leurs femmes toutes des sorcières. Ce qui devait inaugurer une nouvelle politique envers les nomades. Jusque-là, en effet, on les capturait, on les torturait, on leur brûlait un stigma sur le corps et on les chassait hors de Suisse. Seuls ceux qui étaient repris une seconde fois étaient tués, soit pendus, roués ou décapités, par l’autorité juridique. Cette séance de la Diète de 1574 inaugura par contre une nouvelle stratégie contre les Rom, celle de l’extermination. L’autorité fédérale ordonna donc que chaque canton prenne les mesures nécessaires pour éliminer ces gens. Cependant, les délégués de Schwytz signalèrent à leurs compatriotes que ces « Zegyiner » se cacheraient tellement bien dans les montagnes qu’il serait assez difficile de les trouver.

Dans les faits, les autorités suisses laissèrent souvent la vie sauve à ceux qui étaient assez forts pour être vendu aux galères des rois de France, de Savoie ou aux républiques de Venise ou de Gênes.

Le système d’identification des nomades chassés hors de la Suisse au moyen de marques brûlées sur la peau, de coupures sur les oreilles ou d’autres mutilations similaires fut aussi combiné avec des listes nominatives de nomades. Elles incluaient les femmes et les enfants.

Certains fonctionnaires, comme ceux de Bâle, dessinaient à la main une croix ou d’autres symboles, comme des petits gibets, dans ces listes qui ont été parfois conservées sous forme de livres imprimés.

Pour la période plus récente, l’espoir de l’historien quant à une évolution positive de cette politique de tolérance-zéro envers les nomades grâce au triomphe des idées libérales - liberté, égalité, fraternité - en Helvétie, après la chute des institutions d’Ancien Régime à Berne, Bâle, Lucerne, Soleure, Fribourg etc. n’est que très partiellement confirmé par les sources.

La République, une et indivisible, sous les couleurs rastafari (les couleurs du drapeau de la République helvétique étaient le jaune, le rouge et le vert), mit certes fin à la torture, ce qui constitua sans doute un grand progrès pour les Tsiganes. En outre, à condition de payer une somme dûment établie, le droit d’être citoyen suisse, dès 1798, s’étendit, au moins en théorie, à chaque homme chrétien vivant en Suisse et de bonne réputation, ce qui incluait en principe les nomades qui voulaient devenir des citoyens sédentaires. Mais la notion de réputation ne manqua pas de poser problème, de même que les sommes qu’il fallait payer pour devenir suisse. Cela dit, il semble quand même que quelques vanniers, rémouleurs et colporteurs réussirent à devenir des citoyens. Alors que d’autres se retrouvèrent contre leur gré, comme autrefois, soldats des armées françaises, cette fois sous Napoléon 1er. La plus grande partie de la population nomade présente en Suisse poursuivit par conséquent sa vie clandestine et hors-la-loi dans les marais et les forêts.

Au cours du XIXe siècle, la situation sociale effective des nomades en Suisse fut peut-être pire que jamais. Dans les cantons régénérés, les gibets et les bourreaux avaient enfin disparu, mais il y avait par contre de plus en plus de policiers - la plupart des corps de police suisses ayant été constitués au début de ce siècle. Et au cours des crises frumentaires des années 1817 et 1847, les vanniers, rémouleurs, colporteurs ou musiciens nomades furent évidemment les premiers à perdre leurs moyens de survie. De plus, de nouvelles théories prétendument scientifiques virent le jour qui proposaient d’en finir avec ce genre d’hommes. Suivant les pratiques de l’Absolutisme en France et en Autriche, mais en combinaison avec certaines idées pédagogiques, on séparait aussi les enfants des nomades qui étaient capturés de leurs familles, pour les transformer, sous des noms d’emprunt, en des individus conformes aux valeurs sédentaires. En 1825, à Lucerne, suite à un procès concernant la mort (restée obscure) d’un politicien anticlérical, toute une grande famille nomade fut mise en prison. Clara Wendel, la plus connue de la famille, confessa chaque crime dont elle était accusée par les procureurs. Elle finit ses jours dans la clinique psychiatrique lucernoise de St. Urban. Les enfants de ce groupe furent alors placés séparément dans de « bonnes familles » sous l’égide de la Société suisse d’utilité publique. Quelques-uns de ces « Gaunerkinder »[3], comme on les appelait à Lucerne, furent placés en Romandie. On retrouve par exemple l’un d’entre eux dans un pensionnat d’Estavayer-le-Lac sous son nouveau nom de Sébastien Freund. Dans des lettres conservées aujourd’hui aux Archives d’État de Lucerne, ces enfants déploraient la séparation de leurs familles et cherchaient à retrouver leurs parents, frères et sœurs.

Sébastien Freund, enlevé de sa famille à l’âge de 4 ans, écrivit ainsi aux autorités lucernoises, le 7 février 1842, alors qu’il avait juste 20 ans :  « Je vous prie de me bien expliquer comment mon père et ma mère sont morts s’ils sont morts ou s’ils existent encore, où ils sont, ce qu’ils font », en ajoutant que ces questions «  me tourmentent sans cesse ».[4]

Dans une circulaire du 25 mai 1843, le Conseil d’Etat de Neuchâtel évoquait de son côté :

« Une bande assez considérable de ces malheureux vagabonds connus en Suisse sous le nom de heimatloses et qui, chassés de lieu en lieu par les polices des Cantons orientaux, sont entrés sur notre territoire dans la nuit du 30 avril au 1er Mai sous la direction de la Gendarmerie bernoise. C’est pour la première fois, fidèles et chers Confédérés, que les yeux de notre population et les nôtres étaient frappés du pénible spectacle que nous a offert la vue de ces infortunés. »[5]

Le secrétaire de la Direction de la Police centrale de Neuchâtel, un certain A. Favre, ajouta à cette circulaire du 25 mai le protocole de son interrogatoire du 27 juin 1843. Il concernait quelques membres de ce groupe de vanniers qui avait été chassé par les polices de plusieurs cantons. Le vannier Jacob Reichenbach y raconte la vie quotidienne de sa famille pendant un mois :

« Jacob Reichenbach […] a été amené à la direction le 13 courant, de la Borcarderie, ainsi que sa femme et ses six enfants, par les soins de particuliers bienveillants qui ont fourni un char pour les transporter à Neuchâtel.

D(emande). Où il a été depuis le 8 mai dernier […] ?

R(éponse). Que déjà ce même jour il a été arrêté par des gendarmes vaudois et fribourgeois ; ainsi que la famille Waible, et qu’on les a fait coucher à Coudrefin.

D. Ce qu’il est devenu le lendemain ?

R. Que les gendarmes l’ont conduit en bateau sur le territoire bernois à travers la Broie ; qu’il est allé sur le grand marais, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture ; qu’il a dû faire six voyages successifs d’une demi lieue pour porter sur son dos chaque de ses enfants à travers les eaux qui recouvraient le marais.

D. Où ils ont couché cette seconde nuit ?

R. Sur le marais ; qu’étant tout mouillés, qu’ils ont fait du feu pour se sécher, mais que déjà le même soir un gendarme bernois est revenu à quatre heures du matin pour leur donner l’ordre de partir, ne pouvant les conduire lui-même, vu la quantité d’eau qu’il avait sur les marais ; qu’alors ils se sont dirigés du côté de Chiètres, et qu’ils ont couché dans le grand marais sur le territoire fribourgeois.

D. Ce qui leur est survenu le quatrième jour ?

R. Que les deux gendarmes de Chiètres sont arrivés de grand matin et les ont refoulés sur le marais bernois ; qu’ils y sont resté jusqu’à la nuit, n’ayant rien à manger ; et qu’ils ont profité de l’obscurité pour se diriger du côté de Laupen, où ils ont couché dans une forêt.

D. Ce qu’il se rappelle du cinquième jour ?

R. Que comme il faisait  mauvais temps, que son enfant était malade, et que lui-même était indisposé, il est resté deux jours à la même place ; que là Waible et sa famille l’ont quitté pour aller plus loin.

D. Ce qu’il est devenu le huitième jour ?

R. Qu’un gendarme fribourgeois l’a arrêté et reconduit sur la frontière bernoise du côté de Chiètres ; qu’il s’est rendu à Chiètres, pour y consulter un médecin au sujet de son enfant ; et que comme il revenait, le gendarme l’a de nouveau arrêté et reconduit avec sa famille sur les marais bernois ; qu’ils y sont couchés jusqu’ à près de minuit ; et qu’ensuite ils se sont dirigés du côté d’une forêt non loin d’Anet.

D. Ce qu’il a fait ce neuvième jour (17 mai) ?

R. Qu’il a pu rester tranquille pendant plusieurs jours dans les forêts.

D. De quoi il vivait pendant ce temps ?

R. Du produit de quelques paniers qu’il faisait et que sa femme allait vendre dans les villages, tout en demandant des pommes de terre et du lait des paysans.

D. Où il a été dès lors ?

R : Que les gendarmes bernois l’ont conduit de Cerlier à travers le lac ; après huit heures du soir, sur le territoire neuchâtelois aux environs du Landeron ; qu’il a couché au bord du lac. Ce devait être le 1er  juin, vu que le gendarme Marindaz les a arrêté le 2 et a voulu les conduire au pont de Thielle, où ils ont été refusés par le M. Stouky, ce qui a engagé Marindaz à leur faire passer la frontière du côté de la Neuveville. Ils ont logé à l’hôpital de cette dernière ville, la nuit du 2 au 3 juin, et ont été conduits le lendemain matin sur ce pays à travers la montagne. Le gendarme de Lignières les a arrêtés le soir du même jour et les a reconduits le lendemain 4 courant, du côté de Prêles. Le même jour ils ont déjà été arrêtés par le gendarme de Nods, et ont été refoulés sur ce pays à une certaine distance du village de Lignières. Le soir ils sont retournés d’eux-mêmes dans le canton de Berne et se sont dirigés du côté du Val-de-St-Imier, où ils ont été arrêté deux fois par la gendarmerie bernoise  que les a reconduits sur les frontières de ce pays. Enfin ils sont venus à travers les Montagnes du Val-de-Ruz jusqu’à la Borcarderie, d’où on les a amenés le 13 courant à la Direction. »[6]

Au cours de cette même année 1843, les Confédérés eurent à débattre d’un nouveau concordat concernant les « heimatloses » (un terme bien connu en allemand après le livre d’Hector Malot[7]). Ils eurent à choisir entre un principe de tolérance (mettant fin à la chasse policière), l’inclusion d’une partie au moins de cette population en tant que citoyens, la déportation de tous ces gens pour aider la France à coloniser l’Algérie ou encore leur utilisation pour cultiver les marais entre les lacs de Neuchâtel, Bienne et Morat.

L’instauration d’un régime radical-libéral moderne en Suisse, seul pays d’Europe qui modifia ses institutions à la suite des révolutions de 1848, eut d’emblée des conséquences pour les « heimatloses » avec la loi fédérale de décembre 1850. Elle obligeait les cantons et les communes à accepter les nomades suisses comme des citoyens, sauf ceux qui seraient considérés comme des étrangers après une enquête du procureur fédéral. Ceux-là, on les refoulerait hors de Suisse, quitte à briser des liens familiaux, qui n’étaient de toute façon même pas régularisés par le mariage, puisque les « heimatloses », les sans-papiers de l’époque, n’avaient pas de droits, pas même celui de se marier. Par une procédure minutieuse, recourant aux premiers photographies policières et à de longues interrogatoires, le procureur fédéral analysait minutieusement les liens éventuels des nomades avec des cantons ou des communes spécifiques. Le cas échéant, les cantons ou les communes sollicités n’acceptaient de nouveaux concitoyens qu’à contre-cœur, faisant preuve d’une résistance juridique de longue durée, en recourant au Tribunal fédéral et en essayant, souvent avec succès, de forcer les indésirables à l’émigration vers l’Amérique. Des membres des familles nomades suisses ont ainsi dû attendre d’être acceptés comme citoyens suisses jusqu’en 1916, plus de soixante ans après la loi de 1850.

La Constitution fédérale et son libéralisme, avec l’introduction en 1848 du droit de transit et de libre circulation sur tout le territoire suisse pour les Tsiganes, s’est heurtée aux traditions et à la résistance des corps de polices cantonaux. Les cantons parvinrent ainsi, en 1888, à mettre fin à cette période de relative tolérance et à faire fermer les frontières pour les Rom, Sinti, Manouches et Yéniches étrangers. En 1906, une loi suisse fut même adoptée pour interdire le transport de Tsiganes par voie ferroviaire ou par des bateaux à vapeur.

En 1913, la procédure standard à l’encontre des Rom, Sinti, Manouches ou Yéniches étrangers qui étaient entrés clandestinement en Suisse était la suivante : on séparait les familles, moment particulièrement traumatisant, en isolant les hommes dans le pénitencier de Witzwil - où l’on colonisait des marais. Les femmes et les enfants étaient placés dans des homes de charité, par exemple de l’Armée du salut à Genève.

Comme les autorités le reconnaissaient ouvertement, ces mesures avaient été prises pour mieux dissuader et mieux identifier les Tsiganes. La police fédérale et les polices cantonales tenaient un registre de Tsiganes avec photographies, empreintes digitales, en coopération avec le registre de Tsiganes de la police de Munich et, dès 1923, avec Interpol.[8]

Pendant les douze années du régime nazi en Allemagne, qui allait pratiquer l’extermination de tous les Tsiganes d’Europe que les bourreaux purent capturer, ce qui fit un demi-million de morts parmi ce groupe de victimes du régime hitlérien, la Suisse a maintenu cette fermeture des frontières, ainsi que sa coopération avec Interpol, transféré en 1940 de Vienne à Berlin et presidé par Heydrich, élu avec les voix des délégués suisses[9]. Ainsi, aucun Tsigane cherchant à échapper à l’extermination n’a été accepté comme réfugié en Suisse. Il n’y eut que de très rares exceptions, comme ces trois familles sinti arrivées plus tôt, dans les années 1920, de l’Italie et de la France, que les autorités suisses ne parvinrent pas à refouler dans ces pays, puisqu’ils étaient tout de suite aussi radicalement renvoyés en Suisse, ce qui donna même lieu à de véritables batailles entre la milice fasciste italienne et la police suisse[10]. Le cas tragique du jeune Sinto allemand Anton Reinhardt, qui cherchait à se sauver en Suisse en traversant le Rhin à la nage en août 1944, est typique. Évadé de l’hôpital de Waldshut, où la Gestapo et les médecins préparaient sa stérilisation forcée, il parla ouvertement aux autorités suisse de sa peur d’être déporté à Auschwitz. À cette date (août-septembre 1944), on connaissait bien sûr clairement le destin des déportés. Mais les autorités suisses le firent quand même refouler en Alsace, alors encore occupée par les Allemands. La police allemande arrêta Reinhardt et le mit dans le camp de concentration de Natzweiler-Struthof. Il parvint à s’enfuir une nouvelle fois, mais un groupe de SS l’arrêta, alors qu’il avait dix-sept ans, et le fusilla quelque jours avant la fin de la guerre[11].

La fermeture des frontières suisses pour tous les Tsiganes, et tous ceux que les douaniers ou la polices identifiaient comme tels, s’est poursuivie jusqu’à 1972. Les protestations de quelques diplomates ou journalistes étrangers, informés par des Rom de cette discrimination, n’ont pas ébranlé cette tradition suisse de très longue durée.

De la même manière, les méfaits de « l’œuvre d’aide aux enfants de la grand-route » se sont  prolongés à l’encontre des Yéniches jusqu’en 1973, moment des interventions de Sergius Golowin et Hans Caprez. Cette « œuvre d’aide », organisée dans le cadre de la Pro Juventute, aura enlevé, de 1926 à 1973, au moins 619 enfants, retirés à leurs familles pour être placés dans des familles sédentaires, dans des homes et des institutions comme Bellechasse, à Fribourg, où les jeunes Tsiganes étaient forcé de cultiver les marais de la région. Cette opération fut planifiée de façon précise, avec des généalogies et des listes complètes des familles yéniches présentes dans le pays[12].

Lorsqu’on étudie rétrospectivement cette opération de destruction systématiques des familles yéniches en Suisse, le comble du cynisme est sans doute atteint par le fait que le fondateur de « l’œuvre d’aide aux enfants de la grand-route », qu’il a dirigée de 1926 à 1958, un certain Alfred Siegfried qui fut tuteur de centaines d’enfants yéniches, n’était pas n’importe qui. En effet, deux ans auparavant, en 1924, il avait été licencié du service scolaire du lycée de Bâle pour cause d’abus sexuel commis contre des élèves[13]. Son successeur à la tête de « l’œuvre», le psychologue Peter Döbeli, allait être lui aussi condamné, en 1959, pour les mêmes raisons, mais il devra quitter son poste[14].

Enfants enlevés de force à leurs familles afin de leur retirer tout contact avec leur culture d’origine, femmes stérilisées à leur insu, telles sont les réalité de la politique suisse à l’égard des Tsiganes qui ont mené, en 1986, le président de la Confédération Alphons Egli à présenter des excuses officielles et à engager une - modeste - procédure d’indemnisation.

Après cette action dévastatrice, masquée jusqu’en 1973 sous les traits pernicieux d’une organisation caritative, les Yéniches, Sinti et Roma de Suisse sont enfin parvenus à se doter d’organisations légales. La première de ce genre, la « Radgenossenschaft der Landstrasse », a été  fondée en 1975 et publie depuis lors son journal, « Scharotl » - ce qui signifie « roulotte » en langue Yéniche. En novembre 2003, la « Radgenossenschaft » a mis sur pied un centre de documentation de la culture yéniche à Zurich[15]. En 1997-1998, les Rom vivant en Suisse ont également fondé leur propre organisation. Quant à la reconnaissance de ces groupes comme minorités, la disponibilité des ressources et subventions, leur intégration dans la vie politique, leur scolarisation etc., il nous faut bien constater qu’ils restent toujours marginalisés et qu’ils vivent souvent dans des situations de discrimination directe ou indirecte. Cependant, il faut espérer que les Yéniches, Manouches et autre groupes tsiganes, en particulier les millions de Rom qui se trouvent dans l’Europe des l’Est, sont sur la voie d’une meilleure reconnaissance et du respect de leurs droits en tant que personnes humaines.

 

 

 

 



[1] Thomas Huonker, * 1954, historien à Zurich, auteur de plusieurs livres, responsable du projet de recherche du fonds national suisse No. 4051-69207 « En route entre persécution et reconnaissance. Formes et vues d’inclusion et d’exclusion des Yéniches, Sinti et Rom en Suisse de 1800 à nos jours ».

e-mail : thomas.huonker@spectraweb.ch

website: www.thata.ch

[2] «  Issu du latin dies (« jour »), comme l’italien dieta, le mot diète s’utilise depuis 1500 pour des assemblées fédérales, mais aussi pour celles de certains cantons ou ligues. Il s’explique par le fait que la réunion est fixée pour tel jour ; on retrouve cette idée dans les termes allemands de Tagsatzung (littéralement « fixation d’un jour »), Tagleistung ou Tag, qui apparaissent à la fin du XVe s. et s’imposent au XVIIe s. Encore employé de nos jours en Autriche, le mot Tagsatzung a aussi pu désigner dans la première moitié du XIXe s. un Parlement cantonal (Kantons-Tagsatzung) ». Extrait de l’article « Diète fédérale » du Dictionnaire historique de la Suisse, www.lexhist.ch/externe/protect/francais.html.

[3]  « enfants fourbes »

[4] Archive de l’Etat Lucerne, AKT 24/58 C.3

[5] Archive de l’Etat Lucerne,  AKT 24/58 B.2

[6] Archive de l’Etat Lucerne,  AKT 24/58 B.2

[7] Son livre Sans famille a été publié en allemand sous le titre Heimatlos.

[8] Laurent Greilsamer, Interpol. Policiers sans frontières, Paris, Fayard, 1997, surtout le chapitre « La chasse aux tziganes, pp. 12ff. ; Thomas Huonker et Regula Ludi, Roma, Sinti und Jenische. Schweizerische Zigeunerpolitik zur Zeit des Nationalsozialismus, Zürich, Chronos Verlag, 2001, pp.41-50. Cet ouvrage qui n’a malheureusement pas été traduit en français constitue le volume 23 des rapports de la Commission Indépendante d’Experts Suisse-Deuxième Guerre mondiale. Voir le site www.uek.ch/de/publikationen1997-2000/romasint.pdf.

[9] Ibid., pp.48ss.

[10] Ibid., pp.72-791.

[11] Ibid., pp.81-84.

[12] Sylvia Thodé-Studer, Les Tsiganes suisses, la marche vers la reconnaissance, Lausanne, Réalités sociales, 1987 ; Marielle Mehr, Âge de pierre, Paris, Aubier-Montagne, 1987 ; Thomas Huonker, Fahrendes Volk - verfolgt und verfermt. Jenische Lebensläufe, Zurich, Limmat Verlag, 1987. Cet ouvrage contient dix interviews de Jenisches placés hors de leur famille par l’« Œuvre d’aide » ; Laurence Jourdan, « Chasse aux Tsiganes en Suisse », Le Monde Diplomatique, octobre 1999, p.8 ; Walter Leimgruber, Thomas Meier et Roger Sablonnier, L’œuvre des enfants de la grand-route, Berne, Archives fédérales, 2000 ; Bernadette Kaufmann, Enfants dans la tourmente. Résumé de l’étude historique « L’œuvre des Enfants de la grand-route », édité sur mandat de l’Office fédéral de la culture, Lausanne, Éditions ÉÉSP, 2003.

[13] Thomas Huonker et Regula Ludi, Schweizerische..., op.cit., p.43.

[14] Thomas Huonker, Fahrendes Volk..., op.cit., p.244.